(gabriel) easy come, easy go

Hamilton et Berkeley se sont passés le mot : depuis le début de la semaine, ils débarquent tous deux à l’improviste dans le bureau de l’Irlandaise afin de rajouter une couche de travail sur un emploi du temps déjà bien chargé. Pourtant, face à eux, Rae ne dit rien. Au contraire, elle se contente d’étirer les lèvres en un vague sourire – sa manière à elle d’apaiser les mœurs. Alors, lorsque Hamilton est venu lui rendre visite dans la matinée, elle a enfilé son plus beau sourire et lui a présenté sa voix la plus mielleuse.

« Fitzpatrick ? »
« Oui Monsieur ? », s’est-elle exprimé, gonflée de politesse.
« Le site va bientôt être mis à jour. Vous avez reparlé à ce professeur de théâtre ? Worthington ? »
« Stinson », souffle-elle. « Je retourne le voir ce soir. Rendez-vous au Sheldonian Theatre.»
« Bien. Bien, bien, bien. Tenez-moi au courant dès que ça sera terminé. Je vous laisse deux billets. » a-t-il achevé avant de prendre la porte, les tickets déposés sur le bureau de Fitzpatrick.

Les dernières semaines ont été plutôt chargées entre cours, associations, repos (si) et recherche de financement. Accompagnée de Saoirse, Rae a voyagé aux quatre coins du pays afin de sceller quelques accords qui ne peuvent aboutir au téléphone. Glasgow a été une des destinations – et si Rae a du faire des concessions, cela lui a au moins permis de prendre l’air. Mais, pour l’heure, elle doit s’occuper du cas « Stinson ». Elle a commencé à s’en charger, lors des portes ouvertes de théâtre, suite à sa brève discussion avec Anastasia. Petit à petit, alors qu’Avril débute à peine, elle peut à présent s’y donner à cœur joie. Les tickets en main, elle réfléchit. S’accorde un moment. Se laisse bercer par ses pensées. Elle l’a décidé, Rae : elle veut éliminer Gabriel de son radar. Mais tout en douceur. Tout en coulisse. Cachée derrière de beaux sourires. Elle l’a invité, quelques jours auparavant, au Sheldonian. Elle espère qu’il a reçu le message et que, surtout, il se décide à pointer le bout de son nez.

En fin de soirée, coincée dans son trente-et-un, Rae guette l’arrivée du professeur de théâtre. Sa clope entre les doigts, elle regarde la fumée s’élever dans les airs d’une manière tortueuse. Puis, elle le voit, à quelques pas de l’entrée. Un large sourire aux lèvres, elle s’avance dans sa direction, écrase le reste de sa cigarette sans la finir.

« Gabriel ? » Familiarité. « Je m’excuse de la première impression que j’ai pu te laisser. Le stress … on va dire. »

Large sourire de la part de la trentenaire. Sa voix s’est fait douce, tout aussi doux que le sourire qu’elle arbore. Pour l’heure, elle se veut amicale et facile d’accès … Pourtant, elle n’a pu s’empêcher d’insister fortement sur son accent Irlandais, consciente que Gabriel a une chance sur deux pour la comprendre pleinement. Mais elle s’en moque, Rae, parce que c’est ce qu’elle recherche : l’incompréhension. Elle aime lorsque les choses ne vont pas en son sens, lorsqu’un obstacle se dresse devant elle, lorsqu’elle sent l’odeur de l’opposition. Pour ce qu’elle sait, Gabriel est assez bonne pâte – elle espère le pousser suffisamment à bout pour qu’il montre les crocs. Ou pour que, au contraire, il se laisse dévorer par l’appétit malsain de l’Irlandaise.

« Cela dit … Si cela ne tente pas, on peut tout à fait dire au doyen qu’on a assisté à la représentation et discuter tranquillement au bar. Ca peut toujours être notre petit secret », se surprend-elle à dire, jouant à présent la carte de la confession.

« Aucun problème ne t’en fait pas. Je ne m’en suis pas offusqué », répond Gabriel alors qu’il arrive seulement aux côtés de Rae, lui rendant son sourire. L’Irlandaise hoche rapidement la tête, ravie de voir qu’il ne tient pas cure de son comportement lors de l’initiation au théâtre et curieuse de découvrir s’il s’agit d’un trait purement américain ou purement Stinsonien. A la vérité, Rae connait la réponse et opte pour la deuxième option. Il faut dire qu’elle en a côtoyé, des américains, pendant ses huit ans d’exil aux Etats-Unis. Huit ans qui n’ont rien changé à son caractère, à ses ambitions et à son accent à couper au couteau.

« Au contraire, ce sera sans doute génial ! » Trop d’entrain dans une seule phrase ; entrain qui l’aurait en principe mis sur le banc de touche avec une migraine carabinée. Pour autant, Rae se contente d’hocher la tête un peu plus passionnément qu’auparavant. Oui, ce sera sans doute génial. Surtout le jour où elle réussira à le pousser à l’exil, lui aussi. « Mais tu ne m’as pas dit, qu’allons-nous voir exactement ? »  Doit-elle répondre de but en blanc ou le faire mijoter quelques instants ? L’Irlandaise hésite avant de fouiller dans les poches de sa gabardine et d’en ressortir deux tickets. Elle plisse les yeux, fait semblant de ne pas s’en souvenir.

« L’Orchestre Philarmonique d’Oxford va reprendre quelques classiques pendant trente minutes afin de s’échauffer […] » dit-elle en lui donnant un des deux billets et remettant l’autre dans sa poche. « […] Il accompagnera une représentation de La Mouette, de Tcheckov, pour donner une dimension plus dramatique. C’est supposé être brillant ! » achève-t-elle hâtivement, autant pour se convaincre qu’intéresser Gabriel. En vrai, Rae a toujours aimé cette pièce, l’ayant vu plus d’une fois par différente compagnie de théâtre. A ce jour, la meilleure représentation est celle qu’elle a vue à Londres l’an dernier, dans les sous-sols d’un théâtre miteux, ajoutant un sentiment d’oppression encore plus grand.

D’un coup d’œil, Rae avise l’entrée du Sheldonian Theatre et donne un coup de tête en sa direction comme pour inviter Gabriel à s’y diriger. Les mains dans les poches, elle se veut plus abordable que la fois précédente – chose qui ne doit pas être compliqué vu l’animosité dont elle a fait part. Pourtant, pourtant, elle ne peut s’empêcher de se demander combien de temps elle peut tenir cette mascarade. Avec ses années de services, l’américain doit avoir l’œil pour découvrir qui joue et qui est sincère. Et si le sourire de l’irlandaise est sincère – sincèrement hypocrite – elle se demande si elle peut battre à son propre jeu le professeur de théâtre. Certes, elle a l’habitude de tromper son monde et, à l’exception de quelques rares occasions, personne n’a découvert son jeu. Il ne manquerait plus que la sensibilité féminine de Gabriel arrive à lire entre les lignes.

Elle quitte l’entrée des yeux pour venir poser son regard sur la carrure de son invité, a du mal à se dire qu’il est plus vieux qu’elle. Comme ça, d’un simple regard, elle jurerait qu’il est plus jeune ou qu’il ait – au pire – le même âge qu’elle. Mais après quelques recherches sur Internet, elle sait que cinq ans les séparent. Peut-être devrait-elle lui demander son secret, elle en ressortirait avec un air débonnaire constant et l’illusion de flotter dans le monde actuel.
« Si je ne me trompe pas, cela fait 6 ou 7 mois que tu as commencé ici. Pas trop difficile de s’accoutumer à Oxford ? Ni même d’enseigner ? » Elle arque un sourcil, désireuse d’en savoir plus sur la vie du trentenaire. Il faut dire qu’il est plus facile de se débarrasser de quelqu’un lorsqu’on connait ses habitudes, comment l’atteindre, comment le faire miroiter. Sans aucun doute, Rae va l’attiser et le favoriser au sein de l’administration … pour mieux le placer sur un siège éjectable. A voir combien de temps il va tenir, le petit. Mentalement, Rae prend note de contacter Anastasia: autant joueuse l’une que l’autre, elles devraient placer quelques paris. Et un peu d’argent. Juste comme ça, pour le plaisir.