Je n'en peux plus de tout ceci... Je m'ennuie beaucoup trop - Isadore

Je n'en peux plus. Assise, seule, dans l'un des salons privés de la maison Penrose, je bouillonnais. Le regard sombre, perdu dans l'obscurité dans laquelle j'avais légèrement plongé la pièce, je laissais mes pensées les plus noires gagner mon esprit. La bouteille de vin rouge sang, un français d'après son étiquette, était posé à mes côtés, sur la petite table en bois près du fauteuil où je m'étais réfugiée. Je n'en peux plus. Le ballon remplit de ce liquide, que je faisais tourner nerveusement entre mes doigts, accompagnait mes réflexions. J'étais là, seule, personne ne me voyait, personne ne m'entendait, personne ne le savait. J'avais ressenti ce besoin de solitude, quand d'un coup, j'avais senti cette bouffée électrique que je connaissais tant. La main sur le front, je ne cessais de me poser des questions. La pression, la fatigue, l'ennuie, l'excitation, le déroutement, l'excès, le relâchement, je ne savais pas ce qui m'avait pris, mais j'en étais là. Je croisais mes jambes sous le jupon de ma robe bleue nuit. Mes chaussures à plateaux, vernis, reflétaient ma silhouette, tendue. Même ces verres d'alcool n'avaient pas suffit à me détendre. En même temps, sans en connaitre la raison, j'avais beau soupirer et jeter des regards noirs aux meubles de cette pièce, ça ne m'avancera à rien.

C'était tout en même temps. La tension qu'Alice ressentait avec Eliakim déteignait sur moi. Celle d'Andrea avec son mariage aussi, d'autant plus que j'avais énormément de mal à accepter de voir Aaron continuellement maintenant qu'ils étaient ensemble. Les excès d'Heathcliff devenaient effrayant. Et la course aux Posh était éreintante. Je devais jouer sur tous les fronts. Rassurer, protéger, organiser, accepter, évincer, rayer, tout ça en continuant de garder la tête bien haute. C'était ça, le challenge principal. Rester une reine afin d'accéder au trône définitivement, pour de bon.
Sur un coup de tête, je saisis mon téléphone portable posé à côté de la fameuse bouteille. Elle était presque vide, mais je savais que sa sœur jumelle attendait patiemment dans l'étagère, un peu plus loin. Oui, ce petit salon privé, j'y étais habituée. Il était quasiment mien, maintenant. J'étais la seule à avoir la clef de ces étagères et petites armoires. J'engloutis le fond de mon verre avant de me redresser dans mon fauteuil. Le message envoyé, j'attendais. Isadore ne devrait pas tarder.

Spoiler:

Le fils Roswell était relativement réputé dans le pays. Grâce à son père, principalement, plus grand banquier d'Angleterre. J'avais pu le rencontrer, enfant, tout simplement parce qu'il faisait partie de la gestion des comptes de Blackbird&Co, l'entreprise familiale. A cette époque, pourtant, je n'avais encore aucune idée que cet homme avait un fils. Il faut dire que je ne l'avais pas souvent vu, j'en avais surtout entendu parlé. Et, croisé au détour de la cuisine, en caleçon, je n'aurais pu deviner qui il était si ma mère ne m'avait pas supplié de garder ces histoires pour moi. Sa réputation était en jeu. La leur. Celle de deux des plus grandes familles anglaises. J'y portais peu d'importance. Déjà à cette époque, ma mère accumulait les conquêtes d'un soir, et ma carapace de verre était déjà bien épaisse autour de moi.
Le fils Roswell, donc. Isadore. Un prénom tellement angélique que j'ai encore du mal à réaliser quelle sorte d'homme je retrouve en face de moi. Un tombeur, qui n'en a rien à faire si ce n'est d'arriver au sommet. Curieusement, je doute qu'il fasse tout cela uniquement pour s'amuser. Au fond, je suis persuadée que nous nous ressemblons plus que ça, deux être blessés, brisés, qui cherche consolation dans l'excès et le pouvoir. Le pouvoir, oui. La conquête de l'université et des personnes qui y passent jours et nuits. Car ne serait-ce pas ça, qui me préoccupe au point de pouvoir penser à autre chose qu'à mes problèmes ? Et Isadore se révélera probablement un allié de taille.

Dans l'obscurité partielle, j'attendais. J'attendais cet homme que j'avais appelé en renfort. Appelé pourquoi ? En renfort pour quoi ? Je n'avais pas réfléchi, en rédigeant ce message. Pourtant, chacun de mes actes étaient pensés, calculés. Toujours. Pourquoi avais-je pensé à lui, lui que je n'avais croisé que quelques fois et que je découvrais tout juste, pour faire passer ce mauvais moment. Peut-être réalisais-je que malgré ma réputation, j'avais peu de personnes sur qui compter réellement. Je ne me confiais pas, je ne parlais pas. Mes proches amis, ceux qui me connaissent, je les compte sur une main. Une reine a des sujets, il n'y a pas de place pour les sentiments. La main sur ma cuisse, j'attendais. Impassible. Isadore avait probablement les capacités de m'aider à monter au sommet, grâce à toutes les filles qu'il mettait discrètement dans sa poche. Il fallait que l'on s'y mette.

C'est ouvert.

Ma voix sonnait bizarrement dans la pièce. Je n'étais là que depuis une heure, mais j'avais déjà perdu l'habitude du son. Quelqu'un venait de toquer. Alors que la silhouette du jeune homme se découpa sur le mur face à moi, je posais mon verre sur le guéridon. Le fauteuil tournait le dos à l'entrée, mais je savais que c'était Isadore. Alors qu'il refermait la porte, je su pourquoi je l'avais appelé. Bien sur, nous évoquerons probablement la manière dont nous marcherons sur Oxford. Mais nous avions le temps pour bien d'autres choses. Après tout, pourquoi ne pourrions-nous pas concilier plaisir et ambition?

Isadore... Je ne te dérange pas, j'espère?

Je me relevais pour faire face à mon invité, conquérante, aussi gracieuse que possible.

Au fil du temps passé à l'université d'Oxford, j'avais réussi à me faire faire un nom parmi ses étudiants, parmi ses professeurs. Je n'étais plus uniquement la fille de Blackbird, j'étais Catherine. J'inspirais les plus jeunes, je les terrorisais, aussi. La plupart essayait de me plaire, d'entrer dans mes bonnes grâces. Les autres essayaient de m'éviter pour ne pas être la cible de ma foudre. Oui, j'étais crainte et respectée. Un modèle d'élégance, de bienséance, de pouvoir. Un modèle de puissance. Malheureusement, ce n'était probablement pas suffisant pour entrer dans les rangs des Posh sans passer la dure épreuve de la concurrence. J'y travaillais ardemment tous les jours. Bien sûr, j'avais les alliées les plus puissantes à mes côtés. Mais j'en voulais toujours plus. L'excès, ce qui rythme nos vies à Heath et moi depuis notre plus tendre enfance. L'excès qui rythme chacun de mes pas, pour tout et contre tout. Une soif de pouvoir excessif qui n'est jamais hydratée, jamais assouvie.
Pourtant, je n'avais jamais décelé la moindre crainte chez Isadore, le moindre malaise. Peut-être était-ce cela, aussi, que j'appréciais chez lui. Il savait qui j'étais et savait de quoi j'étais capable. Il savait ce que tout le monde savait, et me respectait. Mais même s'il me faisait sentir unique par ses propos, il me faisait paraitre normale. Avec lui, avec nos ressemblances, nos idées communes, j'étais une femme presque comme les autres.

ça ne m'étonne pas. C'est la génération "toutes pareilles".

Je ne pu empêcher un sourire d'élargir mes lèvres. Le jeune homme avait ses propres remarques, un enfant gâté dont les envies avaient du mal à être assouvies et qui en désirait toujours plus. Sur ce point-là, nous nous entendions parfaitement. Pourquoi Isadore, alors, à part cette faim insatiable? Regard charmeur, sourire angélique, physique princier, le jeune homme était capable de séduire comme il le voulait. Beau parleur, il savait quoi dire, à qui. Il pouvait charmer n'importe laquelle des étudiantes d'Oxford. Il pouvait, en un seul baiser, assassiner la réputation et les jours heureux de mes concurrentes. Une arme tout bonnement essentielle.
Une arme qui, cependant, pouvait avoir quelques points faibles. Galadriel, par exemple. Je ne la connaissais que de nom. Ou peut-être l'avais-je aperçus une fois? Elle ne faisait absolument pas partie de celle dont je pouvais me protéger. Son nom figurait simplement dans un coin de ma tête, élève aux revenus bien trop modestes, si jamais elle venait à enticher le tableau d'Oxford. Pour l'instant, je n'avais rien à lui reprocher. Surtout que Daisy l'appréciait. Que le jeune Roswell tombe tellement sous son charme, par contre, me surpris.  Alors qu'il m'ouvrait son cœur à son propos, je restais de glace, le sourcil légèrement levé. Je l'écoutais. Dans cette croisade à la puissance, nous avions tous besoin d'un oreille.

Amoureux? C'est un mot que je n'aurais jamais pensé entendre d'entre tes lèvres, Isadore. Et même si je souhaite profondément que tu connaisses ce sentiment, fait quand même attention. Je ne connais pas la belle, et elle ne semble pas méchante, mais elle est loin de ton niveau social, prend garde à ceux qui chercheraient à briser ta réputation !

Je le fixais, alors qu'il posait ses lèvres sur ma main, délicatement. Aristocrate dans le sang comme dans l'âme, j'aimais ses manières de gentleman. Il en rajoutait, mais je ne m'en plaignais pas, loin de là. Alors qu'il me faisait face, je souris.  

Mais bon, je pense que tu le sais mieux que personne.

Pour toute réponse, ses lèvres s'étirèrent également. Mes sourcils se froncèrent légèrement alors qu'il évoquait la question de mon cœur. Le mien était glacé depuis bien longtemps. Mon âme bien trop écorchée pour laisser quiconque s'en approcher, excepté Heath. A sa pensée, je fermais les yeux. Non, je ne l'avais pas appelé pour parler de ça. De moi. J'avais besoin d'oublier tout ça, pas de le ressasser. Je ne pouvais pas m'empêcher de m'imaginer, au milieu de cette vie si incompréhensible dont j'essayais de prendre le contrôle. Stop.

Quel cœur? Voyons, Roswell. Tu sais que je n'en ai pas. Je passe le temps comme je peux, et ils en sont bien contents.

Je changeais du tout au tout, lui adressant un regard malicieux, complice. Oui, c'était certainement quelque chose de facile à comprendre, pour lui qui s'amusait de la même façon. Je fis claquer délicieusement mes talons jusqu'à la fenêtre, dont j'écartais un peu plus les rideaux, sans trop illuminer la pièce. L'intimité était bien plus agréable pour parler et... tant d'autres choses. Je me retournais soudainement, en entendant le bruit du verre. Un sourire illumina mon regard. La visions de ce jeune homme, parfaitement soigné, charmeur, accompagné d'une bouteille de champagne et de cette fleur, je ne pouvais qu'apprécier.

Quel gentleman, en effet... Nous devrions plus souvent passer du temps ensemble.

Je me rapprochais alors, saisissant le reste du vin et mon verre pour les poser sur l'étagère, prenant au passage deux flutes que je lui ramenais. Avec douceur, je pris la rose entre mes doigts, effleurant les siens au passage. Nos regards se croisèrent, avant que je n'aille la plonger dans un vase, solitaire, plus loin, près de la fenêtre. J'adore les roses. Douces et épineuses. Comme moi.
Me retournant, je montrais d'un geste élégant, le canapé, dans le coin opposé de la pièce.

On peut s'asseoir, si tu veux. Bien plus pratique pour trinquer et ... discuter.