✗ LE DINER DE SNELL (intrigue n°1)

Je souffle, regarde une dernière fois l’heure sur mon téléphone, presse le pas sous une pluie fine et grésillante. Je maudis le climat d’Oxford (quelle idée d’avoir quitté les Etats-Unis), dents serrées, alors  que mes talons résonnent sur les pavés menant au Dining Hall. Je n’ai aucune envie d’être ici, encore moins l’envie de m’éterniser. Mais les faits sont là : si j’ai toujours réussi à éviter les formalités en étant étudiante, mon statut m’en empêche à présent. Je rage contre Aisling, contre sa sacro-sainte volonté de me filer un emploi dont je ne veux pas, contre son obligation à venir faire partie du jury comme représentante de chargée des financements. Connerie. Je sais pertinemment où est ma place : dans les sous-sols, en tenue plus légère, à jeter un œil à celles qui pourraient rejoindre les POSH – ancien groupe dont je faisais partie. Au lieu de quoi, je me retrouve endimanchée sous une longue cape rouge dans la plus pure tradition. Cape rouge et robe dos-nue noire (inutilité du dos, soit-dit en passant). Connerie, encore. J’effectue encore quelques pas, lâche les restes d’une clope bien entamée au sol, avale une gorgée de Jameson dissimulé dans une bouteille d’eau en plastique. Alors que j’arrive près de l’entrée, j’aperçois nombre d’étudiants et professeurs. Professeurs qui se trouvaient déjà là de mon temps (ça craint) et dont j’avais certainement dû faire perdre leur temps. Affichant un large sourire rehaussé d’un rouge satin, je me fonds dans la masse, rejoins le cortège de tête, rentre dans le Hall. On m’indique ma place, réponds que je m’y rendrais plus tard, scrute du regard l’assemblée. Putain. Je sens que la soirée va être d’une lenteur monumentale, à jouer la comédie juste pour faire plaisir à l’administration. Mascarade à la con. Ce qu’il me faut, c’est décidément plus d’alcool. De la compagnie. Mais avant tout de l’alcool. Car protocole et moi n’ont jamais fait bon ménage.

Ce soir, c’était LE soir. Alice et moi avions passé la journée à planifier cette soirée dans tous les détails. Enfin, je l’avais surtout aidée toute la matinée à choisir et poser les meilleures décorations pour sa soirée privée et secrète. De mon côté, à part ma propre tenue et un bon discours digne de ce nom, je n’avais rien de plus à prévoir. Certains se demanderont sûrement comment Alice et moi faisons pour nous entendre alors que nous sommes de parfaits opposés ? Et bien disons que malgré tout ça, il y a de nombreuses choses qui nous rapprochent. J’éclatai de rire quand je la vis débarquer dans ma chambre pour me montrer sa tenue et sa nouvelle coupe de cheveux. Original, et osé ! Concernant sa robe, et bien … disons que j’avais à peu près la même, avec un peu plus de tissus et que, elle ou moi, l’avait mise à l’envers. Si celle d’Alice s’arrêtait à mi-cuisse et offrait un décolleté vertigineux sur le devant, la mienne était tout aussi blanche, mais dans une forme plus structurée et plus stricte, tout en restant moderne et « jeune. » à l’inverse d’elle, ma robe était fermée jusqu’au cou devant mais en revanche dévoilait mon dos nu jusqu’à mi-hauteur et s’arrêtait après le genou. De vraies jumelles, ou presque. Fin prêtes, nous nous étions séparées à l’entrée du Dining Hall. Elle se rendant dans les bas-fonds de l’immeuble tandis que j’attendais patiemment que les portes s’ouvrent. Je ne dus pas attendre bien longtemps avant de découvrir le décors de cette magnifique salle qui, de par son architecture, se suffisait à elle-même. Je découvris ma place sur un plan de table et m’y dirigeai à mon aise. En passant, je me servis d’un verre de jus d’orange suivi dans une coupe que les serveurs apportaient aux invités.

Le diner de Snell.
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Ca l’emmerdait. Le diner de Snell était tout aussi important à la réputation d’Oxford qu’il était terriblement ennuyeux. D’ordinaire tout le corps professoral était convié, histoire de ne pas faire de jaloux. Mais cette année-là, la direction avait seulement élu une dizaine de professeurs pour servir de chaperons et accessoirement de jury pour l’élection du représentant des élèves. La rumeur sur une soirée privée et secrète s’était répandue comme une trainée de poudre sur le campus et en tant qu’ancien RIOT, Clyde n’avait pas eu à interroger beaucoup d’étudiants pour apprendre qu’elle se déroulerait sous le joug d’Alice, une des reines des abeilles d’Oxford. Un spectacle qui valait le détour, d’autant plus qu’il s’était mis en tête de révéler la blonde sous son vrai visage – bien loin de l’apparence dominatrice et peste qu’elle voulait bien se donner. Néanmoins, le destin en avait décidé autrement et Clyde avait été convoqué au diner de Snell. Soit, il comptait bien ne pas s’ennuyer à mourir et mettre quelques bâtons dans les roues des pauvres badauds qui s’étaient préparés à faire bonne impression. Pour l’occasion, il s’était rasé. Il avait gominé ses cheveux en arrière comme le lui avait appris son père, roi des soirées mondaines. Il avait enfilé un costume trois pièces dans les tons kaki, persuadé que tous feraient dans l’ennui du noir. Au moment où il jetait un regard mi-orgueilleux mi-lassé dans son miroir, il reçut le texto provocateur d’Eliakim qui s’était fait un plaisir de jouer les jeunots parmi les invités d’Alice. D’un pouce rageur, il lui répondit en toute amitié : Ta gueule. J’ai les plus farouches avec moi, ça va être amusant. Il glissa son cellulaire dans sa poche au cas où il éprouverait le besoin de s’évader d’ici puis il brava la soirée glaciale de décembre en Angleterre. En tant que professeur, il fut l’un des premiers à rentrer. Chacun de ses pas était accompagné d’un regard de travers, d’un visage impassible qu’il laissait deviner qu’il ne serait pas facile à convaincre. Aussitôt réfugié à l’intérieur de la soirée richement décorée, il attrapa aussitôt une coupe de champagne en guise de réconfort. Au moins il était bon. Clyde était dans son élément dans le protocole britannique si bien que personne ne l’aborda pour lui désigner sa place ou pour lui dire quoi faire. Il scruta la salle d’un œil aiguisé tout en dégustant sa coupe. Quiconque pouvait l'approcher, il se montrerait tout aussi froid et poli qu'il l'était à son habitude. Il allait en falloir de l'audace pour oser l'impressionner.

Cette année, c’était la première fois que je me rendais au diner de Snell. Non pas que je n’en ai jamais entendu parler les années précédentes, loin de là. Ma présence à cette édition fait d’ailleurs la joie et la fierté de ma famille. Depuis le temps qu’ils attendent que j’entre activement dans l’élite d’Oxford. Pourquoi avoir refusé de me présenter les années précédentes ? Tout simplement parce que le rôle de représentant des élèves est un rôle pour lequel il faut consacrer beaucoup de son temps. Il faut être à la hauteur, avoir de bonnes idées, avoir une certaine présence, être disponible. Jusqu’ici, j’ai désiré me concentrer sur mes études. J’arrive bientôt au terme de mon cycle principal, peut-être me concentrerais-je plus tard sur de nouvelles options. Désormais, j’ai plus de temps à consacrer à des choses externes à mes études. Il est donc temps pour moi de me présenter à ce poste. Peut-être ais-je plus de chance de l’obtenir que d’autres, peut-être pas. Après tout, ce n’est pas à moi de me décider. Si il y a bien une chose qui puisse être en ma faveur en ce moment, c’est sûrement le fait que, si je m’étais présentée dès mes premières années à Oxford, je n’aurais jamais eu la maturité que je peux avoir maintenant. Non pas que je suis devenue complètement une adulte, j’ai toujours mon rôle d’étudiante à jouer, mais je ne suis plus la même, c’est sûr. Mon regard balaya la pièce, je rencontrai des visages connus, d’autres inconnus, jusqu’à tomber sur Noah. Je souris. Pas étonnant de le voir ici. J’arrivai près de lui discrètement, croisant un bras, l’autre tenant encore la coupe de jus d’orange. « Alors, à ton avis, lequel d’entre eux va complètement foirer ce soir ? » lançais-je, l’air innocente et le regard porté vers quelques jeunes qui avaient l’air perdu dans cet univers. Je me tournai ensuit vers lui et lui servis un sourire, heureuse qu’il soit également là ce soir.

La rasade de whisky de tantôt, d'avant d'entrer dans la salle me laisse un goût étrange sur la langue – comme un goût de rébellion. Les coupes de champagne passent entre les mains et se font descendre rapidement (ou au contraire délecter avec une lenteur incroyable) dans un flegmatisme des plus anglais. J'en soupire, hais l'idée de devoir être présente mais leur montre à tous un sourire irréprochable. Un sourire de politique. Un sourire perdu entre deux eaux. Un sourire pour faire bonne mine, étiré sous une couche de rouge-à-lèvres d'un cramoisie parfait, rehaussant l'étiquette de la soirée. Je vois noir - ou, plutôt, je ne vois que du noir et du gris. Triste combinaison d'une société guindée et coincée dans des apparences à la con. Ca me gonfle, putain que ça me gonfle. Et, lentement, je me remémore mon passé. Me souviens de la raison pour laquelle j'avais plié bagage loin d'Oxford - je ne supporte pas les faux-semblants. Les abhorre. Les vomit. Tout en les utilisant habilement, sourire à l'appui et rire déployé. Placée sur un plateau d'argent (tout comme ceux qui se trouvent en face de moi), une coupe de champagne me passe sous le nez accompagné d'une queue de pie (le serveur). Pie. Ce que sont exactement la moitié des professeurs et du personnel, encore plus les étudiants, tout à l'affût du moindre ragot et écart. J'en soupire. Avale quelques gorgées en me promettant de faire attention - l'alcool n'a jamais été mon fort. J'avance vers la table, continue de déambuler entre les gens, imaginant ma place dans la pénombre, tout au fond. Je croise le regard de Clyde au passage, tente un sourire mi-pincé mi-amusé, un de ceux qui l'exaspèrent. Il a encore la gueule de travers, sa sacro-sainte tête de mec froid d'apparence. J'en poufferai. Me dis qu'il a pris du galon pour une fois. A ma gauche, j'en poufferai encore. De toutes les boissons, une rousse a choisi du jus d'orange. Du jus. Triste liquide et triste décision. Si elle voulait survivre, quelque chose de plus corsé aurait été mieux adapté. J'en hausse les épaules, passe mon chemin, arrive près de Clyde. « Me voir deux fois en une semaine : quel privilège.» Je rappelle le sourire narquois. « Manquerait plus que tu fasses partie du jury.». J'en soupire, détourne le regard pour m'intéresser à la rousse de tantôt. Tant d'innoncence n'avait pas sa place ici.

Le dîner de Snell    

Aux abords du Dining Hall, Jade récitait intérieurement le discours que sa mère lui avait minutieusement préparé. Pour la famille Rawlinson, cet évènement représentait une aubaine. A l’issu de ce soi-disant concours, l’élève désigné comme délégué de l’Université représenterait la notoriété, l’éclat mais également la fierté de l’établissement. En somme, cela consoliderait l’image de l’héritière face aux médias qui semblaient se préoccuper quelque peu de l’avenir de l’empire hôtelier. Certes, la jolie blonde était une jeune femme brillante et réfléchie mais beaucoup s’interrogeaient sur ses capacités à long terme. Avait-elle les épaules assez larges pour supporter les plus réfractaires ? Pour risquer ses biens envers et contre tous ? Toutes ces questionnements s’engrangeaient au fur et à mesure. Cette pression constante la poussait, intérieurement, à se révolter. La sensation d’être prise pour un jouet au sein d’une société gorgée de « m’as-tu vue » l’insupportait au possible. Aussi, Jade avait longuement hésité avant d’enfiler sa tenue. L’idée de boire un bon chocolat chaud au coin de la cheminée étant bien plus alléchante mais elle dû se faire force et se débarrasser de son pull douillet au profit d’une toilette bien plus sophistiquée. Comme d’habitude, sa mère avait méticuleusement choisi le moindre accessoire. Une chance puisque stagner devant son armoire s’apparentait au pire des sacrilèges. Ce soir-là, elle allait porter une longue robe en tulle de couleur taupe dans laquelle elle se sentait réellement à l’aise. Une seconde peau. Pour l’occasion, ses paupières avaient été réchauffées d’un fard bronze et sa chevelure blonde avait été lissée à la mèche rebelle près. Dans cette tenue immaculée, elle était divine mais restait elle-même. Récalcitrante à l’idée de porter une parure de bijoux bien trop clinquante, elle préféra orner uniquement son poignet d’un fin bracelet.

Visiblement, la soirée commençait à peine lorsque la danseuse pénétra dans la salle de réception. Bien évidemment, la décoration demeurait sobre mais authentique : reflet du prestige de l’Université d’Oxford. De prime à bord, Jade scruta la salle dans l’espoir de trouver une stature familière. Son regard se focalisa instantanément sur son professeur d’économie qui semblait d’ors et déjà accompagné. Etait-il membre du jury également ? Son plus petit fragment d’espérance fut immédiatement réduit à néant. Jamais il ne voterai pour elle et Jade était quasi certaine que Clyde allait prendre un malin plaisir à lui mettre des bâtons dans les roues. Elle maudissait son comportement mais, que dieu l’en pardonne, pouvait-il être plus séduisant qu’à cet instant précis ? Afin de panser ses maux et d’aborder au mieux cette soirée qui allait très certainement être une abomination, la jolie blonde prit une coupe de champagne. Ces petites bulles dorées n’étaient-elles pas le remède le plus salutaire au monde ?

Noah avait toujours été mon complice dans ce genre de soirée huppée. Le retrouver ici ne me dérangeait absolument pas, pas même en tant qu’adversaire. J’avais assez d’estime pour lui et connaissais assez ses qualités (et ses défauts) pour que, que ce soit lui ou moi ce soir, cela revenait au même. Cela ne servirait à rien de se voiler la face ou encore de vouloir se battre à ce sujet, Noah avait autant de chances que moi de devenir représentant des élèves. « Je suis ravie également et suis du même avis que toi. Il finira la soirée sur les genoux. » Littéralement parlant, bien entendu. Nous échangeâmes quelques mots, le temps que tous les étudiants arrivent au compte goute. Après quelques minutes, il s’excusa auprès de moi pour aller prendre l’air. Je le libérai de ma compagnie et me tournai vers l’assemblée. Beaucoup d’étudiants et de professeurs étaient présents et j’en fus très surprise. Ce n’est pas comme si il y avait au même moment une seconde soirée bien plus attrayante que celle-ci … Des groupes commençaient à se former et un certain brouhaha monta dans la salle, jusqu’à ce que le Chancelier Monsieur Chris Patten ne monte sur l’estrade et ne prenne la parole. Son discours ne dura que quelques minutes, nous présentant le déroulement de la soirée et laissant sans plus attendre la place aux étudiants d’Oxford candidats à la représentation des élèves. Je ne fus pas surprise de me retrouver soudain face à une salle pétrifiée, n’osant presque plus bouger, chuchotant par endroits. Je regardai autour de moi. Personne ne semblait vouloir se lancer. Mon cœur commença alors à se serrer dans ma poitrine. Je déposai mon verre sur une table haute et m’avançai de l’estrade. Et voilà que mon estomac se nouait à son tour. Je déglutis et pris une grande bouffée d’air avant de gravir la dernière marche. Je remerciai Monsieur Andrew Hamilton, Vice-Chancelier, qui me céda la place devant le pupitre. « Bonsoir à tous, je m’appelle Iseult Kenneddy, et, non, je ne fais pas partie de la famille de l’ex-président américain. » Le silence se fit peu à peu dans la salle, comme si la plupart des personnes présentes ce soir étaient soudain attentives. Je réussis à décrocher certains sourires, par-ci par-là. J’avais un gros spot en pleine figure et pouvais à peine distinguer les personnes dans la salle. Où se trouvaient les professeurs faisant partie du jury ? ci et là. Peu importe, et puis je ne savais même pas à quoi ils pouvaient bien ressembler. « Comme vous devez le savoir puisque ce n’est pas un secret, Alice Kensington est une très bonne amie à moi, et si je décide de vous parler d’elle ce soir, c’est parce que sa réputation la précède. Vous n’êtes donc pas sans savoir qu’elle et moi sommes de parfaits opposés. Et pourtant, nous sommes toujours aussi soudées. Je sais que la plupart d’entre vous préféreraient être … ailleurs ... » pour ne pas dire à la fête d’Alice. « … et ce simplement parce que ce genre de soirée en barbe plus d’un. Sans vouloir vous offenser. » dis-je en me tournant vers le corps de direction et de gestion. « Je pense que si je pouvais être représentante des élèves, j’essayerais avant tout de rendre ces activités accessibles à tous, que nous puissions nous y retrouver avec nos ressemblances et nos différences, sans pour autant que des élèves se retrouvent au commissariat de police à la fin de la soirée. Et pour être honnête avec vous, je pense que cela doit passer par une personne qui arrive à comprendre ces deux extrêmes. Une personne qui côtoie toute sorte d’élèves et mette un maximum de choses en oeuvre pour les réunir. Oxford semble, en dehors des cours, fonctionner sous deux axes, des axes que j'aimerais rapprocher. » J’avais préparé un discours, un discours que j’avais écris, réécris, répété et re-répéter. Et pourtant, une fois devant tout ce monde, j’avais choisi de passer outre. Autant parler franchement, quitte à en choquer plus d’un. « Merci de m’avoir écoutée. » Je leur servis un sourire et un signe de tête respectueux avant de redescendre et de céder ma place à quelqu’un d’autre. Je trépignais maintenant d’impatience d’éplucher les discours de mes concurrents.
 

Le diner de Snell.
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Par-ci par-là, Clyde reconnaissait des têtes. Il y avait d’abord les professeurs, d’expérience ou plus novices, qui entraient les premiers. Les plus vieux avaient l’air aux anges de s’être accordé ce plaisir diplomatique et traditionnel que représentait Snell. Sur le visage d’autres, se trahissaient la consternation et la lassitude de voir une telle routine se reproduire chaque année. Rares étaient les surprises lors de l’élection des représentations d’élèves. En effet, le corps professoral n’avait jamais pris le risque de choisir un représentant aux attitudes douteuses. C’était toujours les mêmes qui remportaient le titre au grand damne de Clyde qui avait toujours voté à contre-courant. Vint le tour des étudiants. Certains brillaient par leur sagesse – expression purement académique puisqu’il avait tendance à dire que la sagesse était maitresse d’ennui. Comme la petite Kennedy, la rousse dont la candeur éveillait plutôt des idées pas très catholiques selon le professeur d’économie. Peut-être n’en avait-elle même pas conscience. Puis une blonde fit son entrée. Elle avait beau porter des tons ocre qui respiraient le naturel, le tissu de sa robe et le tulle laissaient apparaitre des transparences subtiles qui excitaient l’imagination. Clyde ne fut presque pas surpris d’y reconnaitre Jade mais aurait préféré se tromper. Elle n’avait pas le droit d’être aussi belle, pas quand il était le dindon de la farce. Il avait laissé ses yeux bleus suivre les mouvements gracieux de la danseuse quand son attention fut attirée ailleurs. « Me chercher deux fois en une semaine. Je me pose des questions Fitzpatrick. » Il répondit à son sourire narquois par le même rictus goguenard. Il était impensable de lui avouer qu’elle aussi était sublime ce soir. En fait, Snell était une rare occasion de voir les femmes sous un autre jour, sous une facette qu’elles préféraient garder secrètes d’ordinaire. Il préféra se concentrer sur les joutes verbales que Rae ne manquait jamais de lui lancer. « Figure-toi que j’ai failli être président du jury. Manquerait plus que j’ai le dernier mot sur toi ce soir. » Il souleva son verre à demi-plein en son honneur avant d’achever la coupe d’une traite. Il suivit le regard de la jeune femme jusqu’aux autres étudiantes. « Tu pourrais presque être jalouse. Elles resplendissent la fraicheur. Elles veulent nous faire gober leur ingénuité. » Ses yeux bleus se perdirent un instant de plus sur la chute de reins de Jade qui finit par disparaitre derrière un bedonnant professeur de français. « Heureusement qu’à l’époque, tu n’as pas tenté d’être élue. Personne n’aurait cru à ton petit discours. C'est comme cette cape: superflu. » Oui, Clyde avait un penchant assumé pour les cheveux longs, les dos nus et la grâce. Il n'eut pas le temps de surenchérir que vint le premier discours plutôt convaincant il devait l'avouer. Au moins il saluait son honnêteté. Alice n'était pas la meilleure partenaire d'une représentante d'élèves.

Futilité que voilà, venir parler à Clyde. Comme une vieille habitude, quelque chose qui ne part pas. Qui reste profondément ancré, comme ça, sans que l'on n'en comprenne la raison. L'envie de titiller a toujours été présente, s'est renforcé avec le temps - du moins, depuis que je suis revenue ici. « Me chercher deux fois en une semaine. Je me pose des questions Fitzpatrick. » Je soupire, hausse les épaules, remarque ce léger sourire goguenard s'afficher sur son visage. Je me doute qu'il pourrait faire mieux, rehausser d'un sourire le bleu de ses yeux, afficher une meilleure mine. Dans tous les cas, c'est mieux que son masque de froideur. « Figure-toi que j’ai failli être président du jury. Manquerait plus que j’ai le dernier mot sur toi ce soir. » Content de lui, il avale d'une traite le reste de sa coupe. Qu'il rigole, qu'il rigole. Gogole. « Ca serait bien la première fois! » Je le suis, avale d'une traite ma coupe, en vole deux autres à un serveur pressé et passant. « Tu pourrais presque être jalouse. Elles resplendissent la fraicheur. Elles veulent nous faire gober leur ingénuité. » FECK OFF. Il me cherche, je le sais. Mais je sais aussi qu'elles, elles, elles sont encore jeunes. . « Heureusement qu’à l’époque, tu n’as pas tenté d’être élue. Personne n’aurait cru à ton petit discours. C'est comme cette cape: superflu. » Quel con. La cape, c'est pas superflu, c'est le protocole.

Le silence a laissé place au bruit de tantôt – pas un seul son ne s'échappe de la salle ne serait-ce que les pas du Chancelier qui avance lentement sur l'estrade. Le parquet craque à chacune de ses enjambées, grince, alors qu'il avance de sa démarche claudicante. Je relève la tête là où beaucoup retiennent leur souffle, laisse le son de la cuiller sur le verre en cristal résonner dans mon esprit, l'écoute d'un air distrait. Le temps des discours à sonner et, déjà, j'en imagine plus d'un se ridiculiser. S'écraser sous le poids des remarques. Partir en pleurant par la porte de secours. J'en imagine d'autres se présenter avec un air conquérant et une surestime imparfaite. Dans tous les cas, je suis prête à m'amuser. A sourire pour les rassurer tandis que je ne pense qu'à une chose : les tester. Et vérifier ce qu'ils ont dans le ventre. Le Vice-Chancelier prend la place du chancelier et, quelques secondes plus tard, laisse place à une étudiante. Ainsi, la rousse au jus d'orange se veut téméraire. Un mince sourire carmin s'étire sur mes lèvres alors que je l'encourage du regard : un hochement de tête et un air sympathique. Si Eliakim se trouverait dans la salle, il se marrerait bien, sachant pertinemment que je ne suis pas là pour aider les autres. Je mets ça sur le compte de la cérémonie et de la coupe de champagne à moitié vide. Ou, plutôt, je mets ça sur le paraître. Encore une histoire à la con. « Bonsoir à tous, je m’appelle Iseult Kenneddy, et, non, je ne fais pas partie de la famille de l’ex-président américain. » Qu'on sorte les confettis. Qu'on roule le tambour. Qu'on fasse venir l'animateur. Niveau présentation, je n'ai encore jamais pire. Je secoue la tête, retiens un rire, me dis que ce n'est pas pour elle qu'il faut voter. Mine de rien, certains professeurs et membres du personnel affichent un doux sourire (mielleux à souhait) comme s'ils comprenaient (et laissaient passer). Erreur de débutants de leur part alors qu'elle doit certainement joué la fausse ingénue. Dans le fond, j'espère qu'ils ne vont pas être aussi dupe. J'en croise les bras, penche la tête sur la gauche et attend la suite. Pour le coup, c'est tout ou rien. Elle se plante ou elle nous plante.

Voilà que la rousse enchaîne sur Alice, tente de prendre le peu d'entre nous par les sentiments, me rappelant à quel point je n'ai pas envie d'être ici (merci). Un spot lui éclaire la chevelure, l'embrase, rehausse les couleurs de la pièce alors que mes yeux ne s'arrêtent que sur du gris. Si elle a mal débuté avec sa blague à deux balles, la voilà qui tente de se rattraper. Joue à présent la carte de l'affrontement. Culot. Elle a du culot. Comme tous les étudiants d'Oxford (pratiquement) – et comme tous les anciens, moi comprise. Et Clyde. Et l'autre Kimberly, là. J'en souris. Peut être que, finalement, la soirée va réellement débuter. J'en décroise les bras, fais tourner mon index sur le haut de ma coupe de champagne. Et la laisse déblatérer. Son discours m'assomme – la longueur m'assomme. Une légère grimace vient suivre le sourire de tantôt, se conjuguer au sien alors qu'elle achève son discours. Qu'elle ne croit pas pour autant qu'elle en ait terminé ici. « Iseult, c'est bien ça? » Je laisse les formalités de côté, vieille habitude d'Irlandaise. Un accent marqué vient appuyer les faits – vivre aux Etats Unis ne m'a pas aidé. Je la vois me chercher du regard – au moins, j'ai capté son attention. « J'aurais deux petites questions. Parle moi un peu plus de ces deux axes. » Rapidement, seulement rapidement. Je n'attends pas quinze pages de dissertation, je veux seulement entendre ce qu'elle pense réellement. L'écouter mettre des mots sur des axes que j'appelle mentalités. Je l'imagine déjà me parler des gens « sérieux » et de ceux qui « font la fête » - banalité à la con. « Ensuite, explique moi comment tu peux comprendre ces extrêmes. Tu fais partie d'une société ? Association ? » Le Vice-Chancelier jette un coup d'oeil à son supérieur, regarde de nouveau Kennedy, l'invitant à retourner sur l'estrade pour répondre.

« Iseult, c'est bien ça? »  j’avais déjà descendu trois marches quand je me stoppai net. On nous posait des questions maintenant ? ça, c’était nouveau ! Je me tournai vers cette voix féminine qui m’avait interpellée, tout en gardant un visage serein et confiant, sans pour autant paraître sûre de moi. Bien qu’à l’intérieur de moi, je l’étais. Si j’avais pu réellement croiser son regard sans avoir ces spots qui chauffent mon visage, des éclairs se seraient sans aucun doute échangés entre nous. Elle voulait me tester, et j’étais prête. Je n’avais pas peur de l’affrontement, et contrairement à certaines personnes ici, je n’avais rien à perdre. Aucune pression sur mes épaules pour réussir, pour accéder à ce poste. J’étais ici de mon plein gré et pour mon propre plaisir. La seule chose qui pourrait me rester en travers de la gorge soit qu’ils mettent une cruche de premier niveau à ce poste. Je ne me surestime peut-être pas dans ce genre de compétition, mais je sous-estime beaucoup les autres, que je trouve la plupart du temps incompétents. « J'aurais deux petites questions. Parle moi un peu plus de ces deux axes. »  me demanda-t-elle alors. Que pouvais-je bien répondre ? Qu’il y a ceux qui ont la tête dans leurs bouquins et d’autres dans les toilettes ? Je relevai le menton et revins à pas certains devant l’estrade. Elle enchaina « Ensuite, explique moi comment tu peux comprendre ces extrêmes. Tu fais partie d'une société ? Association ? »  Oui, je fais partie d’associations, de nombreuses associations, qu’elles appartiennent à l’école ou non. Mais les énumérer n’était pas le but, et puis cela prendrait bien trop de temps. « Concernant les deux axes, il y a l’axe Alice : séducteur, joueur, manipulateur et observateur. L’autre axe, c’est moi : studieux, honnête, critique, compétiteur. »  ces adjectifs ne nous qualifiant pas uniquement l’une l’autre, mais caractérisant selon-moi les deux extrêmes. « Je ne pense pas qu’il faille faire partie de groupes ou associations pour être confrontés entre nous. Il suffit de se croiser sur le campus. Je n’ai pas choisi par hasard de nous dépeindre Alice et moi de cette manière. Nous sommes deux étudiantes d’Oxford, n’avons pas raté une seule année et pourtant avons des objectifs différents. Le sien est de se faire des amis, le mien de me faire des collègues. »  J’avais raison, et je ne pense pas que quelqu’un pouvait me contredire là-dessus. Je continuai sur ma lancée. « Pourtant, nous avons tous besoin d’amis et de collègues. Je pense comprendre ces deux axes à travers Alice, à travers ce qu’elle m’apporte et ce que je lui donne en échange. Et ce serait bien que nous ne soyons pas les seules à profiter de ces échanges. »  J’étais consciente de beaucoup parler d’Alice, mais je l’avais choisie à la base de mon discours, il était important que je le maintienne jusqu’à la fin. Cette fois-ci, je restai sur place, attendant soit un autre flot de questions, soit que l’on m’indique de céder ma place. Que j’aie convaincu le professeur qui m’avait posé ces questions ou non, j’étais convaincue de ce que je venais de dire.

Un léger sourire s’invite au coin de mes lèvres alors qu’Iseult s’arrête, affiche un air serein, reprend la suite de son discours. Discours qui aurait pu se révéler meilleur, indépendant d’une tierce personne, indiquant une plus grande implication de sa part. J’en grimace légèrement et me rappelle le temps où il fallait faire partie d’associations (positions à l’appui) pour prétendre au trône. Le CV prenait des allures de massue, était là pour clôturer toute conversation, appuyait le dossier. C’était le dernier rempart, un monstre de faits – et le plus souvent, juste de l’encre sur un bout de papier. Ceux qui transformaient l’encre en de réelles actions se faisaient le plus souvent couronnés, se voyaient remettre le titre de « représentant des élèves » et à la vue de tant de monde, devaient arrêter les études pour une année. Certes, ils étaient payés. Faisaient toujours partie de l’université. Mais n’avaient pas le temps d’aller en cours. C’était le deal, simplement. Maintenant, ce doit sûrement être différent, je n’en sais rien. La plupart du temps, il suffit d’avoir une belle gueule et d’afficher un large sourire. Point supplémentaire pour ceux qui parlent avec conviction. Et c’est bien là le piège, c’est bien là qu’il faut jouer. Faire des courbettes. Se penser invincible. Dire aux autres que le soleil n’est pas une étoile mais un satellite. Sourire. Les convaincre. Agrandir le sourire. Alors, si Iseult n’a pas brillé, elle ne s’est pas dégonflée. Car, à vrai dire, être séducteur n’exclue pas d’être studieux. Et être manipulateur n’exclue pas d’être honnête. Mais elle ne s’est pas dégonflée. Au contraire, elle est restée sur pied, est revenue sur le devant de la scène, a redonné de la voix. Et quand bien même tout n’est pas juste, c’est bien ce qu’on attend d’un représentant des élèves : s’afficher lorsqu’on a tord (ou raison) et continuer sans ciller. J’admire l’initiative et la maturité d’esprit. J’abhorre la réalisation et l’insouciante. Ou alors, ce que je n’apprécie pas, c’est bien cette jeunesse. Ce sentiment de supériorité qu’elle affiche alors que je devrais être la seule. Je serre les dents, me rends compte que je commence à être dépassée, finis par hausser les épaules. Juste ça. Un simple haussement d’épaule en guise de réponse et un signe de la main, comme ça, pour lui dire que la rousse peut à présent passer son chemin. Au suivant, au suivant. Non loin de moi, je vois Kim’ bouger légèrement – à croire que quelque chose la dérange. Pourtant, pourtant, elle n’ouvre pas la bouche ne serait-ce que pour diminuer le contenu de sa coupe. Je m’en amuse, laisse mes yeux se poser sur un blondinet qui prend suite à Iseult, bafouille, se prend les pieds dans un costume trop grand. Et trop gris. J’en souffle d’exaspération, sens que je m’énerve légèrement, mais affiche mon sempiternel sourire. Il parle. Je rétorque. Il parle encore. De la main, j’indique que lui aussi peut disposer. Une autre fille fait son entrée, vêtue d’une robe d’un vert qui rappelle le printemps – il m’en faut peu pour que je lui réserve le même sort. Questions. Si d’autres membres du jury n’osent pas (ou semble s’en moquer), je ne peux pas m’en empêcher. Vieille habitude Fitpatrickéenne, en quelques sortes, à toujours ramener ma fraise. Et à tester les limites des autres. Jusque là, ça passe. Et ni Clyde, ni Kim’ ne semblent s’en offusquer. Alors que la blonde disparaît de l’estrade, je m’agite sur ma chaise. Décroise ma jambe pour la croiser sur l’autre. Me sert un autre verre – et ce sera le dernier ! – on y croit. J’humecte mes lèvres, balaie du regard la salle, prends un rôle qu’on ne m’a jamais accordé : « Quelqu’un d’autre ? » Je croise le regard de Noah, que j’ai rencontré une demi-heure auparavant, me présentant comme étant Imogen (ce qui n’est pas tout à fait faux). Tentera-t-il de me convaincre également, ce que les autres ont fait ? Utilisera-t-il mon prénom, pour sortir du lot ? Laissera-t-il sa place à quelqu’un d’autres ?