« Aucune vie ne se déroule en vase clos, elles se chevauchent toutes et le monde est tout plein d’histoires qui, au bout du compte, finissent par n’en plus former qu’une seule. » Deux souffles irréguliers s’entremêlaient alors que les dernières notes de musique résonnaient dans la salle de répétition. Les deux amies - et accessoirement adversaires- s’acharnaient sur leurs pas comme si leurs secondes étaient comptées. Quelle jouissance de sentir une mélodie bouleverser votre corps, le guider, le posséder et puis, lentement, le délaisser. Jade avait toujours eu tendance à assimiler ce sentiment à un foulard se mouvant dans la brise. De doux mouvements, légers et suaves et puis parfois quelques à-coups, passionnels et fougueux.
Les deux jeunes filles s’entrainaient insatiablement pour les championnats d’Europe. Une compétition où l’excellence était de rigueur. La technique ayant été acquise depuis bien longtemps, il était important de se concentrer sur l’interprétation de leurs moindres gestes.
Amy et Jade s’opposaient en tous points. L’une était brune, l’autre blonde. Amy était l’une des personnes les plus dynamique sur cette planète, débordant d’énergie à chacune de ses épreuves. Lorsqu’elle dansait, elle ressemblait à une tigresse entrant dans l’arène, prête à bondir sur sa proie à tout instant. Jade quant à elle se comportait différemment. Elle était plus dans la sensualité et dans la finesse. Généralement, elle préférait les danses standards où les émotions vous prenaient au corps, à tel point qu’elles semblaient faire partie de votre propre histoire.
« Je... Je ne crois pas que je puisse faire cette figure. C’est trop tôt. A vouloir jouer avec le feu, je risque de me bruler les ailes de nouveau. Ce n’est vraiment pas le moment de faire un énième scandale, mes parents...»« Tes parents on s’en fiche ! Bon sang Jade. Tu es en train de t’oublier à travers eux. Tu ne vas pas me dire que t’être blessée aux championnats du Monde a fait honte à tes parents. Tu étais dans un état critique oui. Tu as eu peur de devoir arrêter la danse, c’est certain. Mais ne viens pas les mêler à ça. »Jade avait toujours été considérée comme la réussite de ses parents, un modèle de triomphe et de grâce. C’est avec fierté et élégance qu’elle avait toujours représenté son patronyme de souche anglaise. Petite fille, elle se taraudait à étaler une serviette en tissu sur ses genoux à table car cela était bien vu. La jolie blonde était constamment présente aux côtés de ses parents, une figure juvénile et vaillante, permettant au Rawlinston de disposer d’une certaine image. Une entreprise aux piliers solides mais tournée vers l’avenir. Ses coiffures étaient minutieusement élaborées et Jade s’avérait être un modèle de discrétion lors des innombrables galas. La danse avait été, depuis toujours, sa seule échappatoire. Non pas qu’elle détestait les convenances - bien que cette hypothèse pouvait s’avérer parfaitement exacte - mais elle avait tendance à se retrouver ensevelie. Confinée. Elle n’avait existé qu’aux travers de ses parents durant toute sa jeunesse. Danser avec un partenaire lui avait permis de s’épanouir, de visualiser le monde sous un angle différent. A présent, elle appréciait l’art et ses diverses connotations autant que les chiffres et la gestion d’entreprise à l’échelle mondiale. Ses parents misaient gros sur ce petit bout de femme en la désignant comme successeur officiel de l’entreprise Rawlinson. Sa vie n’avait jamais été parsemée d’embuches. Fatalement, tout semblait minutieusement tracé à son plus grand désarroi. Où se trouvait la ferveur ? Le goût du risque ? L’irrémédiable envie de copiner avec l’interdit ? C’est à la suite de ce triste constat que Jade commença à prendre peu à peu son envol à l’aube de ses dix-sept ans. Être de moins en moins présente aux réunions d’entreprise juste pour susciter l’intérêt. Agir comme bon lui semblait et ne plus se vêtir de pièces qui lui semblaient étrangères. S’attirer parfois les foudres de ses parents en arrivant en retard, juste pour leur démontrer que non, elle n’était pas parfaite. Tout cela n’était qu’utopie. Ce changement s’opéra également en danse, le goût du risque imprégnant chaque parcelles de son corps au fil des semaines. Et puis, arriva le drame. L’humiliation. L’horreur. A vouloir repousser ses limites, Jade tomba au beau milieu de sa représentation aux championnats du Monde de danse sportive. Ce porté dangereux lui valut de longues semaines à l’hôpital et une rééducation des plus pénible. A travers cette compétition, la danseuse avait voulu remanier son nom de famille afin que celui-ci puisse s’apparenter à cette discipline qu’elle aimait tant. C’était également l’occasion de devenir la plus jeune gratifiée dans sa catégorie. Grossière erreur. Les journaux clamaient alors que « La fille de... » ne pourraient plus pratiquer la danse à la suite de cette chute abominable. Ses espoirs réduits à néant, son père eut l’idée d’organiser une conférence de presse afin d’étouffer ce scandale qui blessait sa fille aux moindres échos. Il clarifia ainsi la situation en annonçant que son unique fille reprendrait « The Rawlinson Chain » et intégrerait donc l’université d’Oxford durant six ans. Brillante et assidue, Jade s’était décidée à suivre son cursus jusqu’au bout sans pour autant abandonner la danse. Sa crise d’adolescence terminée, elle tentait à nouveau de magnifier la fierté de ses parents en leurs offrant des notes remarquables. Une Jade à nouveau partagée entre raison et passion.
« Attends... Tu l’as repoussé ? Ce gars que j’ai aperçu quand je suis venue te chercher cet été au bureau de ton père ? Ce même mec que tu surnommes Mr Boomastic parce qu’il respire la sexytude à 10 km à la ronde? Je suis persuadée que pendant tes nuits d’été, tu as du en faire des rêv... »« Amy ! » Machinalement, Jade jeta un coup d’oeil soucieux autour d’elle, scrutant les moindres recoins de la salle de danse où toutes les deux s’entrainaient depuis plus de deux heures.
« Oui c’est bien lui et... Je ne sais pas quoi te dire. J’ai été prise de court et puis je n’imaginais pas... » Tripotant machinalement le lacet de son short en coton, l’étudiante commença à s’étirer doucement comme pour insinuer que le sujet était désormais clos.
« Je ne te comprends pas là. Mais alors vraiment pas du tout. Tu n’allais très certainement jamais le revoir et toi tu laisses passer une occasion comme ça. On ne te parle pas d’un comte de fée là. Juste de petits tripotages à l’abris de regards indiscrets. D’ailleurs, tu ne m’as toujours pas raconté ! Je veux tout savoir à défaut de te faire la morale. »Jade tenta par tous les moyens de lui lancer l’un de ses regards les plus inquisiteur. Elle n’avait pas envie de se remémorer cette soirée qui avait pourtant si bien commencée. Malgré tout, narrer cette histoire l’a rendait d’autant plus réelle... Pour son plus grand bonheur.
2 jours plus tôt.« Ben alors Jade, tu en as mit du temps ! Clyde ne va pas tarder à arriver, tu n’es absolument pas présentable. » Ce fameux diner. La jolie blonde avait omis cette invitation qui signerait la fin d’un été haut en couleurs et d’un contrat dûment établi. Durant deux mois, l’étudiante avait prêté main forte à son père et s’en sentait on ne peut plus fière. Celui-ci s’était retrouvé au cœur d’une accusation pour le moins saugrenue. Ce scandale avait fait la une durant des mois, salissant ainsi l’image de sa famille. Combien de fois avait-elle lu que ses trophées avaient été achetés ? Blanchissement d’argent, détournement de fonds... Une aubaine pour les concurrents directs de son paternel qui désiraient, à tous prix, faire tomber le plus gros poisson de la mare. C’est ainsi que Jade avait fait la connaissance de Clyde, chargé d’expertiser les tréfonds de l’Empire Rawlinson. Cette carrure athlétique, cette désinvolture et ce sourire ravageur avaient été la source de bon nombre de chimères. C’est avec tout le courage du monde qu’elle avait fait preuve de professionnalisme et de sérieux. Les plus longues heures de son existence.
Le diner se déroulait à merveille et, même si être assise face à ce bellâtre s’avérait être une pure torture, Jade tâchait de participer à chacune des conversations. Son père parlait finance bien évidemment, laissant entendre que sa très chère fille unique reprendrait son entreprise au moment voulu. Sa mère quant à elle, ventait inlassablement les mérites de la jeune danseuse:
« Vous auriez dû voir ça. Cette danse était époustouflante et... Oh mais attendez, je dois avoir la vidéo quelque part. » « Maman non ! Je te signale que nous avons un sportif également avec nous. N’est-ce pas Clyde ? Votre domaine de prédilection est bien le hockey si je ne me trompe pas ? » Aussitôt, la conversation dévia vers leur invité pour le plus grand bonheur de la jolie blonde. Être au centre de conversations vaniteuses n’était pas son domaine de prédilection. Aussi, elle se délecta de ne pas ressentir cette pression sur ses épaules à la simple évocation de son avenir professionnel. Depuis près de six ans, elle s’acharnait à donner le meilleur d’elle-même à l’université d’Oxford.
Quelques verres de vin plus tard, Clyde et son paternel semblaient être devenus. Voir son père si détendu et serein était pour le moins inhabituel et, de fait, elle échangea un regard complice avec sa mère en commençant à débarrasser la table.
« Oh non laisse ça ma chérie. Accompagne donc Clyde au salon pour prendre le thé, nous arrivons ! » Une braise pour le moins inopinée parcourut son corps en quelques instants. L’étudiante l’invita à la suivre en tâchant d’entamer une conversation anodine sans se désarmer :
« Alors, comptez-vous prendre quelques vacan... » Ces dernières syllabes furent inaudibles. A présent immobilisée entre la carrure de son invité et sa main à hauteur de son visage, la jeune danseuse en eut presque le tournis. Viscéralement, ses doigts mourraient d’envie de parcourir sa barbe naissante juste pour préserver cette alchimie entre eux. Jamais elle n’avait vu ses prunelles de si près et elle remarqua aussitôt que celles-ci vrillèrent dangereusement vers ses lèvres. Il n’allait donc pas...
« J’ai attendu ce moment tout l’été... » Ses parents se trouvaient dans la pièce d’à côté et cette situation pour le moins affolante prenait peu à peu une tournure terriblement émoustillante. Passion ou raison de nouveau ? Jade avait imaginé ce moment durant deux mois et, égoïstement, elle tenait à ce que tous deux soient pleinement conscients de leurs actes. Visiblement, l’alcool avait été d’une grande aide mais ne serait certainement pas la source de leur premier et dernier baiser.
L’étudiante détourna son visage alors même que les lèvres de Leigh étaient sur le point de toucher les siennes.
« Ce n’est vraiment pas une bonne idée. Pas comme ça. » Ce dernier chuchotis lui échappa mais, trop tourmentée par ce qui venait d’arriver, Jade regagna le salon aussitôt. Elle n’allait très certainement plus jamais le recroiser et pourtant, l'étudiante espérait copiner avec sa destiné durant cette ultime année. Cet été avait été haut en couleurs et, pour cause, Clyde Wellington avait eu envie de l’embrasser durant tout ce temps.
Cette dernière année s'avérait être des plus importante. Jade avait encore du mal à appréhender sa vie après la fin de ses études. Était-elle réellement prête à mettre ses connaissances au service de l'entreprise familiale ? Ou bien allait-elle finalement prendre en main son avenir et parcourir quelques chemins embrumés ?