INTRIGUE 9 ✗ le diner du Doyen

Le cul sur un siège recouvert de velours – dont le prix seul correspondait au mobilier de sa chambre étudiante – Breeony tentait de garder son sérieux et une mine de circonstance. Pinçant les lèvres, elle observait les autres invités (élèves et professeurs) échanger messes basses, regards condescendants et autres futilités. Peu habituée aux repas suivant une étiquette précise, elle tentait de mémoriser le spectacle qui s’offrait à elle afin de le recracher plus tard, hilare, à Mischa autour d’un joint. Ou d’un verre. Ou les deux. Excentricité. Extravagance. Tant de « ex » au service de la démence. Une démence différente de celle dont elle avait l’habitude. Une démence plus profonde, néfaste, bouffante où se faire une place signifiait manipuler d’une main de maître. L’ancienne Cambridgienne n’était pas comme ça : elle préférait dire ce qu’elle pensait lorsqu’elle le pensait. Et taper fort, sans l’ombre d’un remords, s’il le fallait.

Yani-Grey avait d’ailleurs été victime de son emportement. De sa détermination. Forcenée, jouant la carte de la débutante chevronnée, Breeony avait participé avec hargne aux Varsities. L’un après l’autre, la blonde avait abattu les disques qui se présentaient à elle, emmitouflée dans son gilet pare-balles. Grande gueule de nature, la blonde avait tenté de le déstabiliser, avait tenté de l’écraser, avait tenté d’anéantir les espoirs d’Oxford. Amusante coïncidence que de le voir là, installé à ses côtés, l’inondant d’un large sourire. Le palpitant de la demoiselle rata un battement. Ses yeux s’accrochèrent à la commissure de ses lèvres. A son sourire charmeur. A l’os de sa mâchoire. Elle fixa son visage plus longtemps qu’elle ne l’aurait voulu avant de détourner le regard. « Breeony. Surpris, mais ravi. Une coéquipière comme toi, c’est un plaisir ! » Il se souvenait de son prénom. Il s’en souvenait. Il venait de l’appeler par son prénom. Véritable cœur d’artichaut, la demoiselle retint un « aaaaaaaaw » d’exclamation entre ses dents, ce même « aaaaaaaw » qui faisait marrer Niall. Ce même « aaaaaaaaw » qui faisait rire Mischa. Finalement, la blonde s’autorisa à sourire en retour. « Ravie de l’entendre. Pour être franche, je t’aurais volontiers arraché les yeux si ça m’avait mené plus près de la réussite. » Franchise. Honnêteté non contestée et contestable. Breeony avait un esprit de compétition marqué – trop marqué. Elle avait toujours le besoin de réussir. Ou de montrer aux autres qu’elle pouvait réussir. Et elle se foutait éperdument de ceux qui avaient le malheur d’être sur sa route.

L’Ecossaise baissa la tête vers son assiette, laissant le murmure des rumeurs gonfler dans le Dinning Hall, laissant le silence s’installer entre elle et ses voisins. Décontenancée, se remémorant les paroles de Kennocha, elle regardait avec insistance le service de table – argenterie et verres en cristal. Si seulement elle pouvait donner un la ou un fa. Pouffant, Yani lui indiqua de regarder en face. Christian et Noah semblaient en pleine conversation ; ils arboraient tous deux un sourire à la faire pâlir. A leur côté, à quelques places d’eux, se trouvait Daisy. Breeony leva les yeux au ciel, se retint de soupirer, se demandant comment elle pourrait lui pourrir la soirée sans se faire remarquer par son père. Il faut dire que la demoiselle n’aimait pas tout ce qu’elle représentait : la jeunesse dorée, dans toute sa décadence. L’arrogance. L’ignorance. Elle devait avoir une odeur rance. Mais, en même temps, elle devait s’y connaître en manière de cérémonie. La regardant du coin de l’œil, Breeony l’observait et assimilait. Et si Ethan, auparavant, avait décidé de la regarder avec mépris, l’archéologue remarqua qu’il souriait en sa direction. Intriguée, elle regarda autour d’elle histoire de voir si ce large sourire lui était réellement destiné. Oui. Apparemment oui. Pour la deuxième fois de la soirée, le palpitant de la belle s’emballa. Elle avait l’impression de flotter. Elle avait l’impression que le sourire du jeune Mills la faisait flotter – elle lui renvoya la pareille, absorbée par le gris de ses yeux. Un gris sans fin, la recouvrant toute entière. Dieu qu’il émanait une aura attirante. A demi-mot, elle réussit à murmurer un « mon dieu, il me regarde » dans l'oreille de Yani. Détournant le regard, Breeony attendit qu’on la serve avant d’avaler sa première bouchée.

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Regards convenus et sourires hypocrites. Regards convenus et gestes maniérés. Si le diner avait l’air de se dérouler parfaitement, Breeony ne se sentait pas dans son élément. Il manquait quelque chose : une pointe de folie, une pointe d’animation, une pointe de Mischa. Résistant à la tentation de lui envoyer un autre SMS, entrant dans le jeu, la blonde s’accrochait comme elle le pouvait. Au contraire, installé à côté d’elle, Yani semblait irrité. Il lui semblait qu’il ne tenait pas en place, trop occupé à regarder Eden devant eux, trop occupé à pincer les lèvres. Eden, douce Eden ; Breeony se souvenait de leur danse enflammée avant que LaMarcus ne vienne briser leur moment. Putain d’américain.

Un rire. Un rire vint éclater dans les airs. Se penchant en avant, l’archéologue découvrit le Doyen hilare. Ah. Ah ? Cornélius n’était donc pas qu’un vieillard aux idées tordues, chérissant sa fille avant tout. Amusée, Breeony esquissa un léger sourire. Sourire qui ne termina pas de grandir, sans qu’elle ne puisse se l’expliquer, avant de lâcher un rire gras et lourd. Euphorique, la demoiselle se sentait euphorique. Les blagues fleurissaient à table, faisant redoubler les rires. Eden, penchée en avant, vint ajouter sa touche de sel. Les épaules de la blonde bougèrent de haut en bas alors qu’elle tentait de se retenir – sans succès. Le pire dans cette histoire : Breeony n’avait pas compris la blague. Mais c’était plus fort qu’elle, plus grand qu’elle aussi. Il ne fallut pas attendre plus longtemps pour que Yani et Noah n’enchainent. Celle de Yani redoubla la crise de rire de Breeony tandis que celle de Noah la laissa de marbre. Un instant, un court instant. Que faisait-il debout ? Que faisait-il avait un pied sur la table ? Que faisait-il à terre ? La blonde ne comprenait pas, ne comprenait pas ce qui lui arrivait.

Redoublant de rire alors que le capitaine de hockey était à terre, Breeony avala une gorgée de son verre pour tenter de faire passer son rire. Sans succès. Joignant ses deux index et majeurs, elle les pointa en direction de Christian, installé de l’autre côté de la table. « Tu connais la blague à deux balles ? » Oui ? Non ? « Pan ! Pan ! » s’exclama-t-elle en bougeant les mains. 1 – 0 pour la Cambridgienne. Balançant la tête d’avant en arrière, Breeony riait encore. Pas pour longtemps, espérait-elle.

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Dodelinant de la tête, bercée par une mélodie imaginaire, Breeony laissait entrevoir un sourire débonnaire. Ses lèvres carmin s’étiraient, laissant parfois échapper un rire gras et puissant. Peu à peu, elle se laissait emporter par les excès de la soirée. Elle laissait les discussions la divertir, comme s’il s’agissait d’une fable qu’elle ne connaissait pas. Elle laissait les rires l’amadouer et les sourires la divertir. Son sourire à lui, surtout, son sourire à lui. L’aîné Mills n’arrêtait pas de la regarder – et si elle appréciait être dévorer du regard, elle ne savait plus comment réagir à présent. Peu à peu, elle se perdait dans le gris dans ses yeux. Peu à peu, elle se laissait avoir. De temps à autre, elle osait lui voler un regard ou même échanger un clin d’œil. Mais le reste du temps, elle préférait porter son attention sur son voisin, Yani-Grey, baissant la voix et la tête pour échapper à son démon du moment : l’envie. Mills lui faisait envie.

L’Ecossaire avait le rire au bord de ses lèvres et ses lèvres au bord de son verre. A petites gorgées, elle buvait sa coupe comme du petit lait, loin d’être consciente de la drogue qui y avait été glissée. Lorsque le Doyen décida d’amener les desserts en premier, Breeony ne put s’empêcher d’applaudir avant de poser sa main sur la jambe de Yani-Grey. Se penchant vers lui, elle parvint à lui murmurer : « J’avais une autre idée de dessert. Laisse-moi te croquer, Mirigian » Mirigian. Mirage. Image. Divagation. Divague. Vague. Vague à l’âme. Ame. Une nouvelle fois, l’archéologue dodelina de la tête, lentement. Elle avait l’impression de perdre le contrôle sur son corps, de naviguer à vue dans une mer de brume. Les visages des invités se floutaient au fur et à mesure. A la place, elle ne voyait qu’un amas coloré mais délavé – comme du pastel que l’on aurait dilué. Les sons, eux, se faisaient plus vibrant, plus cliquant, plus colorés. Les sons avaient soudainement une couleur. Le rire du doyen resplendissant dans les airs : aussi orange qu’un coucher de soleil. Le rire de sa fille, au contraire, était aussi obscure que le dragon qui sommeillait en elle. Lentement, Breeony perdait pied – aussi se précipita-t-elle, gauche dans ses gestes, vers le gâteau avant qu’il ne disparaisse. Ça n’allait pas l’aider.

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